
« Sirāt » de Oliver Laxe, avec Sergi López, Bruno Núñez Arjona, Richard Bellamy, Stefania Gadda, Joshua Liam Henderson, Tonin Janvier et Jade Oukid. Un film détonnant, présenté en compétition au dernier Festival de Cannes, d’où il est reparti avec le Prix du Jury. Au cœur de l’Atlas, Luis, accompagné de son fils Estéban, recherche désespérément sa fille aînée qui n’ a plus donné signe de vie depuis cinq mois. Ne l’y trouvant pas, le père et le fils rallient alors un groupe de ravers particulièrement déjantés et cabossés en partance vers un nouveau lieu de rassemblement à la frontière du désert marocain et mauritanien, métaphore du monde chaotique actuel. Un road trip endiablé et explosif, dans des paysages arides, lunaires et vertigineux, où les néo barbares d’aujourd’hui entrent en transe en dansant jusqu’à l’ivresse aux sons de baffles tonitruantes et non plus des tam tams traditionnels. Situé à un point de croisement entre les migrants africains et les marginaux occidentaux, « Sirât » désigne, dans le Coran, le pont sur l'Enfer que chacun doit traverser le jour du Jugement Dernier pour atteindre le Paradis. Une sorte de Purgatoire que, selon les péchés commis, certains réussiront à franchir ou pas… Beaucoup d’élus et peu d’appelés, hélas, pour ce film stupéfiant en forme de voyage métaphysique dans un monde en guerre, où la mort semble plutôt frapper à l’aveuglette et à tout va ! Un film qui illustre parfaitement la célèbre phrase tirée du fragment « Divertissement » des « Pensées » de Blaise Pascal : « Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. » (139). À méditer… https://www.youtube.com/watch?v=eeHYl9VrKAU

« Chroniques d'Haïfa - Histoires palestiniennes » de Scandar Copti, avec Manar Shehab, Toufic Danial et Wafaa Aoun. Quinze ans après son premier long métrage, « Ajami », remarqué au Festival de Cannes et nominé aux Oscar 2010, le réalisateur israélo-palestinien Scandar Copti, 50 ans, sort enfin son deuxième film. Un film très attendu et toujours tourné à sa manière, avec des acteurs amateurs formés selon une méthode qu’il a mise au point sur son précédent film et qu’il enseigne désormais dans diverses universités internationales. Plus intimistes et familiales que « Ajami », qui se présentait comme un thriller politique violent et fort, ces « Chroniques d’Haïfa » m’ont quelque peu déconcerté, déconnectées qu’elles sont avec la réalité génocidaire actuelle de Gaza ! Le film s’attache en effet aux déboires des membres d’une famille palestinienne de Haïfa : la fille Fifi, 25 ans, étudiante à Jérusalem où elle mène une vie libre à l’insu de ses parents ; son frère Rami, dont la petite amie juive lui annonce qu’elle est enceinte et veut garder à tout prix leur enfant ; leur mère, Hanan, qui tente de sauver les apparences auprès des amis et alliés de la famille, tandis que leur père affronte de lourdes difficultés financières mettant en péril leur train de vie aisé. Mais finalement cette comédie dramatique bourgeoise, bien menée et enlevée par des comédiens percutants, au premier rang desquels se distingue la jeune Manar Shehab, à le grand mérite de mettre au jour la série de conflits qui oppose les Juifs et les Palestiniens d’Israel, annonciateurs du basculement actuel. Les pesanteurs familiales, culturelles et cultuelles et les tabous semblant avoir pris définitivement le dessus sur les perspectives d’une société pacifique à deux états et les mariages mixtes entre les jeunes générations. Irrémédiablement ? https://www.youtube.com/watch?v=1Zod36l6480

Après « En boucle » de Junta Yamaguchi, où la même séquence se répète indéfiniment toutes les deux minutes, « Exit 8 » de Genki Kawamura . Ici, le héros ( Kazunari Ninomiya ) arpente inlassablement une portion identique de couloir de métro, cherchant désespérément à échapper à l’enfer labyrinthique dans lequel il se retrouve bien malgré lui. Dans le rôle d’un homme perdu dans un temps suspendu et sans cesse renouvelé, le personnage principal croise quatre personnages secondaires dont un enfant et évolue dans un unique décor en sous-sol. Un film particulièrement minimaliste, à mi chemin entre l’horreur et la science fiction. Basés sur la reprise du même thème, à la manière du « Boléro » de Maurice Ravel (ce morceau musical figure d’ailleurs sur la bande son d’Exit 8), les deux films japonais se présentent comme autant de variations post modernistes sur le monde actuel. Mais de quoi cette ravélite aigüe , qui semble avoir contaminé le cinéma japonais actuel, est-elle le nom ? Serions-nous devenus des robots condamnés à répéter éternellement les mêmes actions et les mêmes gestes ? Notre horizon serait-il désormais borné à nos seuls écrans de smartphones ? Sommes-nous encore des Humains ou déjà des clones ? Autant de questions que soulèvent ces fables cinématographiquement abouties mais au message bien peu réjouissant ! https://www.youtube.com/watch?v=k0bFK_DofF0

« La Femme qui en savait trop » de Nader Saeivar, avec Maryam Boubani, Nader Naderpour et Abbas Imani. Sous le régime des mollahs, certes les femmes ont toujours le droit d’être séduisantes, mais seulement pour leur mari et en privé ! Un droit de propriété acquis, pilier majeur d’une société paranoïde, où les individus transformés en autant de tartuffes surveillent et dénoncent tous ceux qui ne se conforment pas aux normes religieuses en vigueur. C’est ainsi que Tarlan (remarquable Maryam Boubani), est amenée à être témoin du féminicide de sa fille adoptive, danseuse professionnelle et directrice d’une école de danse de Téhéran, commis par son gendre, une personnalité influente du gouvernement. Devant l’inaction manifeste de la police, cette professeure à la retraite et militante active des droits des femmes doit-elle se résigner à se faire justice elle-même ? Mieux que de recourir aux armes iniques des dominants, sa petite fille lui indique une voie plus radicale et subversive de faire s’écrouler le pilier chancelant de l’oppression actuelle dont sont victimes les Iraniens dans leur ensemble. Principalement pour les femmes en dansant et en exposant leur chevelure, fut-ce au péril de leur vie ! Telle semble être la morale de la fable impeccable du cinéaste Nader Saeivar, co-écrite avec Jafar Panahi et récompensée par le prix du public à la Mostra de Venise. https://www.youtube.com/watch?v=ntUApPi1nak

« Miroirs No. 3 » de Christian Petzold, avec Paula Beer, Barbara Auer, Matthias Brandt et Enno Trebs. C’est une histoire de sororité intergénérationnelle, d’autant plus belle qu’elle est racontée par un homme. C’est la rencontre inopinée et déterminante entre une étudiante dépressive et une mère folle de chagrin. C’est la recomposition, par substitution, des fragments d’une famille éclatée. C’est doux comme des mains de femmes dans la farine et puissant comme des mains d’hommes dans le cambouis. C’est agaçant comme les questions sans réponses que se posent les protagonistes du film heureusement compensées ici par des silences et des regards éloquents. C’est accueillant comme une maison villageoise de la campagne berlinoise au coeur d’un été aux journées ensoleillées et aux nuits étoilées. C’est limpide comme une mélodie de Ravel dans l’univers trépidant de la pop musique d'aujourd'hui. C’est le dernier film d’un cinéaste inspiré par sa muse. C’est… https://www.youtube.com/watch?v=rOmEcYcQeEo

« Valeur sentimentale » de Joachim Trier, avec Renate Reinsve, Stellan Skarsgard, Inga Ibsdotter Lilleaas et Elle Fanning. Assiste t-on à un renouveau du cinéma Nord Européen ? Après la «Trilogie d’Oslo» du Norvégien Dag Johan Haugerud, « Valeur sentimentale » de Joachim Trier, Grand Prix au dernier festival de Cannes, nous ramène dans la capitale norvégienne, témoignant ainsi de la vivacité du cinéma actuel norvégien, en particulier, et scandinave, en général. Danois et Norvégien, Joachim Trier est en effet apparenté au cinéaste Danois Lars von Trier et l’acteur principal de « Valeur sentimentale », Stellan Skarsgard, est Suédois. Dans un récent témoignage, ce dernier a créé une polémique en rappelant le passé nazi d’Ingmar Bergman et son comportement sadique envers les comédiens, contrairement à un Joachim Trier, plus attentif et plein d’empathie à leur égard. Et pourtant, par bien des côtés, le film de ce dernier n’est pas sans évoquer ceux de son illustre prédécesseur. Dans une magnifique maison de bois noir et rouge, aux allures de datcha antique, matrice sur plusieurs générations de tous les traumas familiaux, Agnes et Nora voient leur père débarquer après de longues années d’absence. Cinéaste de renom, il propose à Nora, comédienne de théâtre confirmée, de jouer dans son prochain film. Face à son refus, il confie alors le rôle à une jeune star hollywoodienne, ravivant des souvenirs de famille douloureux. L’occasion pour le réalisateur de « Julie (en 12 chapitres) » de retrouver son actrice fétiche, Renate Reinsve, et de lui offrir un rôle à sa mesure dont elle s’acquitte avec maestria. Ici, grâce à un scénario ingénieux, c’est la mémoire de la maison d’Oslo, et sa fêlure originelle, qui conduisent la narration. Une narration structurée en plusieurs temps et époques et permet au cinéaste de mettre au jour l’intimité des sentiments tendres ou douloureux des protagonistes et de leurs relations conflictuelles : père-filles ou metteur en scène et actrices. Le film nous offre ainsi une variation subtile entre le théâtre (le corps global) et le cinéma (le corps éclaté), la réalité et la fiction, l’art et la vie. Avec des plans proprement… bergmaniens, à savoir que le cadre se focalise et scrute le visage des acteurs et actrices, faisant affleurer à la surface leur intériorité secrète et profonde. Une pratique qui n’est pas, il faut bien l’avouer, exempt d’une certaine violence, impliquant un jeu forcément éprouvant pour l’interprète mais promesse d’émotions certaines pour le spectateur ! Le prix à payer ? https://www.youtube.com/watch?v=wX91J8svFoA

« Alpha » de Julia Ducournau, avec Mélissa Boros, Tahar Rahim, Golshifteh Farahani, Emma Mackey, Finnegan Oldfield et Louai El Amrousy. « Grave » nous interpelait, « Titane » fut particulièrement convaincant mais « Alpha » nous confirme que Julia Ducournau est définitivement une grande cinéaste, sachant ce qu’elle veut raconter et surtout montrer, tout en se renouvelant. Nous proposant ici un scénario plus personnel, plus réaliste, qui lui permet de donner toute la mesure de son lyrisme poétique formel. C’est beau comme un film expressionniste muet, déclenchant chez le spectateur des moments d’émotions de haute intensité. A travers le vécu d’Alpha, à 5 ans et à 13 ans, Julia Ducournau retranscrit ses propres souvenirs des années les plus noires de la pandémie du sida. Une fiction, sur une maladie jamais nommée dans le film, dont les répercussions, réelles ou fantasmées, furent traumatisantes pour la société, sur les malades et leurs familles. Un trauma dont les ondes de choc se font encore sentir aujourd’hui. Un sujet casse-gueule, risqué, inconfortable, porté magistralement par un trio d’acteurs bouleversants : le jeu de Golshifteh Farahani est si intense qu’on en oublie sa beauté ; Tahar Rahim, qui a perdu 20 kg pour l’occasion, donne, sans misérabilisme, plus de force et de noblesse à son personnage. Mais la plus bluffante est incontestablement Mélissa Boros, dans le rôle titre, au point que malgré ses 19 ans elle est totalement crédible en adolescente de 13 ans, et permet ainsi à Julia Ducournau d’échapper à l’accusation de pédocriminalité. Mentionnons encore la musique mélodieuse et secouante du compositeur Jim Williams. https://www.youtube.com/watch?v=ZHnRuHL8kRk

« L’Epreuve du feu » de Aurélien Peyre, avec Félix Lefebvre, Anja Verderosa, Suzanne Jouannet et Victor Bonnel. Hugo, étudiant de 19 ans, ex enfant obèse récemment transformé par la grâce d’une pratique sportive intensive, a rencontré, trois mois auparavant, dans une salle de sport parisienne Queen, une esthéticienne décomplexée, élevée par sa grand-mère d’origine populaire à Toulon et arborant fièrement de faux ongles longs carrés vernissés. Malgré leur différence sociale, une singulière sensibilité de coeur et d’esprit unit le beau gosse à la bimbo, au point que le premier invite la seconde à le rejoindre dans la petite maison familiale d’une île de l’Atlantique, où il passe habituellement ses vacances d’été. Une épreuve du feu pour ce couple en formation, qui devra affronter le regard des amis d’enfance d’Hugo, rejetons privilégiés de la bourgeoisie parisienne dont les parents possèdent les plus belles propriétés de l’île. La fragilité de leurs liens résistera t-elle aux critiques et malveillances du microcosme local ? Reprenant et développant le sujet et les paysages de « Coqueluche », son précédent moyen métrage, Aurélien Peyre, nous propose ici un premier long métrage parfaitement abouti. On aurait pu craindre que le déterminisme social professé par le sociologue Pierre Bourdieu soit un peu trop prégnant dans le film mais l’obsession du propos du cinéaste et la finesse de son scénario témoignent de son implication personnelle dans cette romance sentimentale, remarquablement interprétée par Félix Lefebvre et Anja Verderosa. https://www.youtube.com/watch?v=gXAOkDWFcT4

« En boucle » de Junta Yamaguchi, avec Riko Fujitani, Manami Honjô, Gôta Ishida et Yoshimasa Kondo. Qui n’a rêvé de suspendre le temps en vivant des moments de bonheur parfait ou de revenir en arrière afin de pouvoir rectifier le tir lorsque l’on se retrouve dans une impasse ? Le problème à l’auberge Fujiya, située dans un site sacré japonais, au coeur de montagnes enneigées, c’est que « l’éternel retour du même » (le concept nietzschéen, qui l’a proprement rendu fou !), se répète indéfiniment toutes les… deux minutes. Un peu court pour réécrire des histoires de vie et aboutir à un film, direz-vous ! Une fois ce principe exposé, leș employés et les clients piégés en boucle ne vont-ils pas finir par nous lasser ? Non, ça fonctionne plutôt bien. Car ici l’éternel retour du même tourne vite au Boléro de Maurice Ravel : le motif spatio-temporel, apparemment identique, se développe et évolue grâce aux personnages, non pas vraiment en quête d’un scénariste, mais interagissant durant les courts laps de temps qui leurs sont impartis pour prendre en main leurs destins. Donnant ainsi à ce film, plus loufoque que science-fictionnesque (une sombre histoire de machine à remonter le temps tombée en panne pour cause de gel), les allures d’un vaudeville virevoltant, endiablé et rythmé évoquant les comédies de Georges Feydeau. Là où l’on craignait de s’ennuyer on rit… https://www.youtube.com/watch?v=P371TRLTpx0

« Brief History of a Family » de Jianjie Lin, avec Zu Feng, Xilun Sun, Ke-Yu Guo et Muran Lin. Fascinant premier long métrage de fiction du cinéaste Jianjie Lin ! Beau comme une mélodie de Bach dans la Chine post moderne et capitaliste d’aujourd’hui. Le film nous conte l’histoire de Shuo, adolescent mystérieux issu d’un milieu défavorisé, et son introduction au sein de la famille aisée de son camarade de classe Wei. Tel un virus, il va progressivement y envahir tout l’espace et contaminer chacun des membres de la tribu. Une histoire où le biologique et le sociologique prédominent et qui met en scène le déterminisme social face aux aléas du destin. Servi par des dialogues tout en douceur et subtilité et illustré d’images de la ville et de l’appartement privé où évoluent nos personnages, tels des rats de laboratoire, le brillant exercice de style de Jianjie Lin se regarde comme un thriller. Nous offrant au passage de superbes cadrages géométriques du tissu social et environnemental, grouillant à l’extérieur et feutré à l’intérieur, ponctués de visions en œilleton, comme si nous voyons le film à travers un microscope. Moins didactique que « Mon Oncle d'Amérique » (1980) d’Alain Resnais, moins sexuel que « Théorème » (1968) de Pier Paolo Pasolini ou comique que « Parasite » (2019) de Bong Joon-ho, mais indéniablement palpitant ! https://www.youtube.com/watch?v=z8EJM0qHMbA